« Aujourd’hui, on consomme la nature sans en payer le prix »

Article du Monde du 21/10/2010

L’économiste indien Pavan Sukhdev a présenté, mercredi 20 octobre, les conclusions de son étude sur « l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques » à  la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique qui se tient à  Nagoya (Japon) jusqu’au 29 octobre.

Ce travail avait été commandé par l’Union européenne en 2008, avec pour ambition de chiffrer le coà’t que fait peser à  terme sur l’économie mondiale l’absence de politique ambitieuse de protection de la biodiversité. L’économiste de l’environnement Yann Laurans* explique ce que l’on pourrait attendre de la mise en oeuvre à  l’échelle mondiale de cette méthode….

« On peut déjà  montrer comment les activités économiques ont besoin des ressources naturelles et, plus précisément, des ressources naturelles en bon état. Par exemple, l’agriculture, dans la plupart du monde en développement, dépend de ressources comme les rivières, les forêts qui tempèrent le climat ou qui évitent des inondations, etc. Et du coup, on peut montrer ce que ces activités économiques peuvent perdre si disparaissent ces rivières en bon état, ces forêts, etc. On peut le faire aussi pour le tourisme, et même pour l’industrie… »

– Au sein de quelles instances ou organisations la valorisation économique de la nature pourrait-elle être prise en compte efficacement ?

« A tous les niveaux de l’action. Au niveau individuel, quand on choisit nos manières de consommer, de passer nos vacances, les produits qu’on achète. Au niveau local, quand un élu, un conseil municipal fait des choix en matière d’aménagement. Au niveau national, bien sà’r, avec les grands choix de politique que l’on fait. Et puis au niveau international, européen, etc….

Peut-être que ce qui manque, c’est d’accepter de vraiment peser le pour et le contre, de manière complète, de l’ensemble des décisions qui sont prises en matière d’environnement. C’est plutôt une question de volonté, de culture et de rapport de force….

L’économie, ça sert à  comparer. C’est pourquoi quand on parle de la valeur de la vie, ou de la valeur de la biodiversité, on tombe un peu à  plat, et on a l’impression d’avoir des méthodes imparfaites. Mais quand on compare des options très concrètes, par exemple conserver un marais pour y faire du tourisme, y élever des vaches et compléter le système d’assainissement d’une ville, on peut comparer tout ça avec une option qui consiste à  le remplacer par un parking et un centre commercial…

C’est vrai que c’est une démarche utilitariste. C’est un problème si on en fait un critère pour décider ce qu’on doit préserver ou pas. Autrement dit, pour fonder les politiques de la nature. En revanche, comme ce qui dégrade la nature se fait souvent pour des raisons utilitaristes, il peut être intéressant de montrer, parfois, que sur les mêmes critères, l’intérêt bien compris, pour l’emploi, pour l’agriculture, pour la société locale, c’est de préserver l’environnement…

Ceux qui pâtissent le plus des dégradations de la biodiversité, ce sont les plus pauvres et les économies les moins monétaires…

Dans les faits, il est permis de souiller/détruire. L’évaluation économique peut montrer les limites de cette permission….

Le PIB vert, comme l’indicateur de développement humain, par exemple, est un indicateur. A lui seul, il ne fait rien. Il ne peut qu’alerter et donner des moyens à  ceux qui veulent faire bouger les choses, de sensibiliser l’opinion.

Mais on est loin d’une situation où les gouvernements vont infléchir fortement leur politique parce qu’on aura montré qu’on perd en PIB vert plusieurs points de croissance sur la dernière décennie…

L’économie est un langage, donc il n’a de sens que s’il est parlé par quelqu’un au service d’une thèse, d’une cause, d’une vision. Ce n’est donc pas tellement à  une échelle très large, internationale, qu’on peut s’en servir, et encore moins obliger les gens à  s’en servir.

La solution viendra plutôt du jour où les acteurs qui veulent faire bouger quelque chose dans le domaine de l’environnement se serviront efficacement de l’évaluation économique. Ce qui n’est pas encore beaucoup le cas, en tout cas en Europe…

On développe des comptabilités qui permettent de faire, pour une entreprise, ce qu’on faisait pour le bilan carbone : montrer comment l’entreprise utilise la biodiversité, ou comment elle est dépendante, dans ses activités, d’une biodiversité en bon état. La question, encore une fois, sera l’utilisation de ces bilans. C’est comme pour le reste. Donc, la solution viendra du jour où les consommateurs et les actionnaires en feront un vrai critère de choix…

– Le qualitatif peut-il toujours être traduit en quantitatif ?

Bien sà’r que non. Encore une fois, on ne peut rien faire de sérieux s’il s’agit de donner une valeur à  la nature. Mais on peut quand même donner quantitativement des éléments pour comprendre toutes les erreurs qu’on fait.

La difficulté, c’est d’arriver à  prendre en compte les critères éthiques et esthétiques dans nos choix économiques. Soit on limite – par la loi, les normes sociales, les interdits – nos comportements, soit, quand ils sont libres, il faut bien donner des repères pour savoir quand on va dans le mur.

Pour le carbone, ce qui manque, c’est un accord, un rapport de force et une volonté politique partagée par les opinions et les gouvernements. C’est ça qui donnera de la valeur au carbone. C’est pareil pour la biodiversité. C’est quand on fera pression de manière significative sur les décideurs que la biodiversité aura vraiment de la valeur pour les activités économiques et que toutes ces évaluations qu’on donne aujourd’hui deviendront concrètes…

La Chine et l’Inde vont être soumises à  des catastrophes écologiques de plus en plus importantes… Ce sont des économies très denses, qui consomment à  toute vitesse leurs ressources naturelles, et qui commencent déjà  à  se heurter aux limites de cette consommation. Du coup, on peut parier que d’ici à  quelques années, la valeur de la biodiversité d’un environnement équilibré va leur apparaître plus vite qu’on ne pourrait le penser.

En Europe, c’est différent. Les pays européens ne sont pas du tout logés à  la même enseigne. Certains sont très denses, très urbains, et la biodiversité est une relique, protégée comme telle ; d’autres, plus au Sud, vivent aujourd’hui plus avec un patrimoine naturel important, mais ne s’en rendent pas forcément compte. Et pour ces derniers, du coup, l’évaluation économique des dégâts à  la biodiversité peut représenter l’occasion de changer de trajectoire…

En gros, l’évaluation peut montrer que l’avantage comparatif de la nature, c’est qu’elle permet de faire plein de choses différentes, en même temps, sur un même espace. Par exemple de l’élevage et du tourisme et de l’eau potable et se protéger contre les inondations. En plus de toutes les qualités écologiques de l’espace. Alors qu’avec de la monoculture, certains sont plus riches, mais on perd tous les autres usages. Et du coup, on peut montrer que le bilan, dans beaucoup de cas, n’est pas favorable à  la monoculture.

S’il est vrai que dans certains cas, la protection des ressources naturelles peut représenter une charge financière qui alourdit les problèmes économiques des pays pauvres, la responsabilité du patrimoine mondial est mondiale. Il y aurait un danger à  déresponsabiliser les pays du Sud vis-à -vis de la protection de leur propre patrimoine… »

– Valoriser économiquement la nature veut-il dire la « vendre » à  des particuliers ou à  des entreprises ?

« Aujourd’hui, on la consomme, la nature, sans en payer le prix. L’idée est de reconnaître que cette consommation a un prix et de faire des choix plus rationnels.

C’est vrai que poussé à  l’extrême, le raisonnement économique pourrait conduire à  une marchandisation de la nature. Mais encore une fois, on en est très loin. Aujourd’hui, la porte est grand ouverte, et la biodiversité se dégrade à  toute vitesse…

Globalement, l’Europe n’utilise pas beaucoup l’évaluation économique… Il y a très peu de décisions qui sont prises avec un éclairage complet au point de vue économique..

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* Yann Laurans, économiste de l’environnement, dirige le bureau d’études Ecowhat, chercheur associé à  l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)


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