Confrontations entre pêcheurs et dauphin en Méditerranée Nord-occidentale du 6ème siècle avant notre ère à  nos jours

La Méditerranée nord occidentale est un endroit privilégié pour étudier les relations entre le dauphin et l’homme depuis la protohistoire. L’auteur de cet article, Guy Imbert, Directeur de recherche au CNRS, retrace rapidement les différents statuts du dauphin au cours de notre histoire pour conclure sur l’étude scientifique de la thonaille à  laquelle il a participé, et sur la décision politique d’arrêter cette technique, sans considération aucune des résultats très positifs de l’étude et des avis des experts.

A la fin de la conclusion, l’on peut lire : « L’étude diagnostique de la thonaille a apporté une moisson de connaissances sur la macrofaune pélagique et sa biodiversité, en limite de la zone littorale. Qu’une approche scientifique approfondie ait pu sauver cette pêcherie aurait été un juste retour. Elle fut clôturée en 2009, en dépit de l’attitude exemplaire des professionnels, du soutien financier des autorités, de la rigueur des observateurs embarqués, des innovations des ingénieurs et de progrès démontrés. Une pratique attestée depuis plus de 2500 ans a été rayée du patrimoine de la Méditerranée. On peut s’interroger sur le bénéfice réel pour les dauphins d’une mesure calamiteuse pour les pêcheurs aux petits métiers de la Méditerranée nord occidentale, Leurs pratiques, gérées par leurs prud’hommes depuis l’Antiquité, sont souvent des illustrations parfaites de l’exploitation raisonnée des ressources littorales et de développement durable. S’agissant d’halieutique et d’héritage méditerranéen, il paraît difficile de trouver un exemple plus probant de la nécessité de substituer au paradigme de la protection du milieu marin celui de sa gestion raisonnée.« 

Cette fresque est le premier indice de l'utilisation d'un filet maillant dérivant ciblant les thons, de son vrai nom courantille volante, connu aujourd'hui sous celui de thonaille, et dont l'origine se confond probablement avec celle des navires capables d'affronter la haute mer

Pour lire la conclusion en entier qui résume bien l’article :

« Peuplée de multitudes de cétacés, hellénisée dès le 6e avant notre ère par des navigateurs qui vénéraient les dauphins, placée à  la croisée de civilisations et de cultures, la Méditerranée nord occidentale est un endroit privilégié pour étudier les relations entre le dauphin et l’homme depuis la protohistoire. Un demi millénaire de domination des marins et négociants massaliotes ont maintenu le culte hellène de ces « enfants de Poséidon ‘, et les quatre siècles de civilisation gallo-romaine qui suivirent n’ont pas altéré la considération qu’on portait à  ces prestigieux êtres marins, dans une antiquité imprégnée de mythes et de polythéisme.

La chrétienté a continué plus d’un millénaire à  faire du dauphin un animal symbole, mais la règle s’écartait de l’interdit antique, puisque on consommait sa chair, un mets considéré comme un luxe. Dès le 3e siècle en Provence, on le représente comme un attribut de l’apôtre Pierre, patron des pêcheurs et gardien du Paradis. En effet, dans la foi naïve du moyen âge, il était le conducteur charitable des âmes de ceux qui périssaient en mer sans les derniers sacrements. Ce rôle n’allait pas sans risques, car se charger d’âmes lourdes de pêchés pouvait être maléfique. On expliquait ainsi les dégâts dont ils se rendaient coupables dans les filets de pêche, et, dans les cas graves, on prétendait y mettre fin par des exorcismes, supposés chasser les démons censés pousser les dauphins aux comportements les plus féroces.

Au 16e siècle, à  la Renaissance, on revint à  des idées plus exactes sur ces créatures marines dont les appareils reproducteurs, les poumons, les viscères et le cerveau ressemblaient à  ceux des hommes bien davantage qu’à  ceux des poissons. En religion, la Réforme poussa l’ensemble de la Chrétienté d’Occident à  réagir contre les fausses croyances répandues par un bas clergé souvent ignare. Devant l’urgence de rénover les rites religieux, le saint-siège fit la chasse à  toutes les superstitions, y compris celles qui touchaient aux dauphins. Pratiqué par un envoyé pontifical pénétré des idées élaborées au concile de Trente, l’exorcisme des dauphins à  Marseille en 1593 fut très révélateur de ce changement. L’éveil du rationalisme au 17e siècle et l’esprit encyclopédique du 18e siècle finirent de dissiper les conceptions surannées ; elles privèrent les dauphins de leur statut à  part pour les fondre dans la banalité.

Faits de société au 19e siècle, la révolution industrielle, la recherche fiévreuse de progrès techniques et le souci de mettre en valeur les ressources naturelles débouchèrent sur une transformation totale des relations entre l’homme et les dauphins. Elle les fit tomber dans la catégorie des animaux nuisibles, à  exterminer en masse, en raison de leurs nuisances sur la pêche. Des massacres furent opérés sur les côtes continentales françaises de la Méditerranée, sous la tutelle de l’administration maritime et avec l’appui des forces navales ; ils ne cessèrent qu’au milieu du 20e siècle. Ils étaient devenus superflus, en raison de l’hécatombe de dauphins provoquée dans l’aire littorale par les filets en fibres synthétiques, bien plus meurtriers que tous les moyens mobilisés pour les exterminer dans les décennies précédentes.

Les dauphins ont retrouvé leur popularité avec les images véhiculées par les médias modernes, cinéma puis télévision, et avec les delphinariums. De 1950 à  1970, les ports de Méditerranée nord occidentale, Toulon, Marseille et Monaco, servirent de bases aux expéditions de la Calypso du commandant Cousteau en mer Méditerranée et mer Rouge, dans l’océan Indien et l’océan Atlantique. Le Monde du Silence (1955), son chef d’œuvre tourné avec Louis Malle et Jacques Ertaud, obtint la palme d’Or au festival de Cannes en 1956, affichant le monde sous la mer sur les écrans des salles obscures. Les conditions étaient réunies pour une prise de conscience planétaire de la biodiversité marine, le premier patrimoine défini comme « emprunté aux générations futures ‘, avec ses envoà’tants paysages baignés de lumière bleue bordant la marge littorale, zone étroite, accessible à  l’exploration en scaphandre autonome, bientôt par des millions d’adeptes.

Dans le golfe de Gênes, le bras de mer corso-ligure et autour de la Corse jusqu’en Sardaigne, un sanctuaire de 82 500 km2 pour les cétacés a été installé entre la France, la principauté de Monaco et l’Italie. Ses eaux baignent le prestigieux rocher sur lequel le prince Albert Ier a fait édifier le musée océanographique de Monaco, où sont nées tant de vocations orientées vers la mer. Monaco est encore le siège de l’ACCOBAMS (Accord pour la Conservation des Cétacés de la mer Noire, de la Méditerranée et de la zone Atlantique adjacente). La réaction est intervenue à  temps. On se rend compte aujourd’hui des limites de nos savoirs sur les cétacés, dont la physiologie, l’intelligence, les fonctions de communication et la neurobiologie demanderaient tant d’investigations encore.

Il faut apprendre à  ne pas se laisser exagérément guider par l’émerveillement et à  ne pas devenir protecteur à  l’excès. Des commissions internationales ont œuvré pour la mise en place de conceptions scientifiques pertinentes en vue de gérer sagement les ressources océaniques. Appuyées sur la biologie des populations, elles privilégient le maintien durable d’équilibres entre les êtres vivants par l’approche raisonnée des écosystèmes. Analyser la biodiversité nécessite à  l’évidence des méthodes quantitatives. Elles permettent par exemple d’évaluer de façon scientifique l’impact de l’homme sur les chaînes trophiques océaniques, au sommet desquelles se trouvent d’ailleurs les cétacés, prédateurs apicaux voraces.

La question des captures involontaires dans les filets de pêche en est un autre bon exemple. Des considérations affectives fondées sur une attirance millénaire entre dauphins et marins ont ici une énorme importance, souvent au point d’aveugler. Le réflexe protectionniste doit laisser la place à  l’utilisation de concepts quantitatifs comme le P.B.R., indice sà’r, fondé sur la dynamique des populations, dont la fiabilité est appuyée par plus de dix ans de pratique aux Etats-Unis sur près de 200 stocks différents de mammifères marins. Protéger à  l’extrême peut en effet s’avérer contreproductif, car la surpopulation induit dans les biotopes des risques de famine et d’épizooties, telle la maladie virale qui a frappé le dauphin blanc et bleu en Méditerranée occidentale au début de la décennie 1990.

Gardons nous enfin de jeter si souvent l’opprobre sur les pêcheurs. Après quarante années d’une carrière orientée vers l’intervention sous la mer et l’étude des environnements marins, force est d’avouer qu’avoir tiré quelques pièces d’un filet aujourd’hui interdit apprend davantage sur les dauphins que la fréquentation des bibliothèques universitaires, voire la multiplication de transects marins de dénombrement. écouter les artisans pêcheurs parler métier et confronter leur expérience ancestrale aux concepts scientifiques conduit à  remettre en cause les schémas admis et encourage à  reformuler des foules d’hypothèses, dont certaines se révèleront peut-être fécondes.

L’étude diagnostique de la thonaille a apporté une moisson de connaissances sur la macrofaune pélagique et sa biodiversité, en limite de la zone littorale. Qu’une approche scientifique approfondie ait pu sauver cette pêcherie aurait été un juste retour. Elle fut clôturée en 2009, en dépit de l’attitude exemplaire des professionnels, du soutien financier des autorités, de la rigueur des observateurs embarqués, des innovations des ingénieurs et de progrès démontrés. Une pratique attestée depuis plus de 2500 ans a été rayée du patrimoine de la Méditerranée. On peut s’interroger sur le bénéfice réel pour les dauphins d’une mesure calamiteuse pour les pêcheurs aux petits métiers de la Méditerranée nord occidentale, Leurs pratiques, gérées par leurs prud’hommes depuis l’Antiquité, sont souvent des illustrations parfaites de l’exploitation raisonnée des ressources littorales et de développement durable. S’agissant d’halieutique et d’héritage méditerranéen, il paraît difficile de trouver un exemple plus probant de la nécessité de substituer au paradigme de la protection du milieu marin celui de sa gestion raisonnée ».

Guy IMBERT,
Directeur de recherche au CNRS (honoraire)

Conférence du 30 novembre 2011 à  Oran (Algérie), à  paraître dans les actes du 2ème
colloque international sur la gestion des écosystèmes littoraux

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