La gestion communautaire des pêches sur le lac Pulicat, Tamil Nadu, Inde

Lac PulicatSource Down to earth31 dec 1993

Lac Pulicat – Source Down to earth 31 dec 1993

Un système ancien de gestion communautaire expérimenté sur un lac indien est aujourd’hui confronté à  de nombreux défis. Ce système prévoit, comme les règlements prud’homaux une répartition des zones et des temps de pêche entre les membres de la communauté. Cela dit, il s’enracine dans une culture politique et sociale bien différente.

Le système Padu face aux défis des ressources, de l’équité et de la pauvreté

Un écosystème menacé

Le lac Pulicat est une grande lagune située au Nord de Chennai (Madras), à  cheval sur deux Etats, le Tamil Nadu et l’Andrha Pradesh, avec ses 450 Km2, il constitue la deuxième zone de lagune de l’Inde. Sa surface varie suivant les saisons de 450 à  250 Km2, mais elle ne dépasse plus guère 350 Km2 du fait de la baisse des apports d’eaux douces, la profondeur moyenne est passée de 1,5 m à  1 m. La richesse biologique permet d’attirer une population importante en forte croissance. Les pêcheurs sont répartis en 54 villages regroupant 30 000 pêcheurs à  plein temps, ils sont accompagnés par 20 000 saisonniers durant les périodes de pêches importantes. Au total 250 000 personnes vivent directement ou indirectement de cette activité. Outre la croissance de la population, la lagune subit des pressions importantes avec le développement urbain, le tourisme, l’aquaculture de crevettes, des industries polluantes comme la pétrochimie, les effluents issus de l’agriculture. L’installation d’une base spatiale sur une île de la lagune a entraîné le déplacement de 13 villages. Sur un rivage déjà  très peuplé, ces pressions entraînent des conflits pour l’accès à  la terre et aux zones de pêche et il y a même eu 9 morts en 1987. Les pêcheurs sont donc confrontés à  la fois à  une diminution de la productivité de la lagune et à  la nécessité de partager une production réduite entre des familles plus nombreuses. La production du lac est très diversifiée, la pêche la plus lucrative est celle de crevettes qui alimente les marchés à  l’exportation. La ruée vers l’or rose des années 80-90 a d’ailleurs entraîné la création de gros élevages de crevettes sur la lagune. Les autres productions concernent les poissons, les coquillages (huîtres) et les crabes qui alimentent les marchés locaux. Les eaux du lac attirent aussi d’autres convoitises car la mégapole de Chennai souffre d’une grave pénurie d’eau potable et il y a eu des projets pour fermer l’entrée de la lagune et la transformer en lac d’eau douce pour alimenter l’agglomération.

Le Système Padu

35 villages sur 54 organisent l’accès aux droits de pêche avec le système Padu. Il concerne essentiellement la pêche à  la crevette avec des filets. Les autres pêches ne sont pas concernées. Ce système est assez courant sur les lacs, les lagunes et les plages d’Asie du Sud et du Sud-Est. Sur le lac Pulicat, le système est extrêmement résilient malgré ses limites et les attaques dont il est l’objet de la part des villages qui ne l’ont pas adopté. Même l’Etat a plusieurs fois tenté de s’ingérer dans les affaires des villages en introduisant un système de licences, mais les tentatives ont échoué devant la résistance des pêcheurs. La pérennité de ce système est liée au fait que tous les pêcheurs appartiennent à  la même caste. L’objectif principal du Padu est d’assurer la cohésion des communautés de pêcheurs en limitant l’accès aux zones de pêche et en permettant une répartition équitable des droits de pêche tout en assurant une exploitation maximale et une production stable. Chaque village dispose de droits territoriaux sur une zone de pêche définie par les usages traditionnels. Les limites sont connues des seuls pêcheurs et respectées pour éviter les conflits. Pour disposer d’une plus grande variété de territoires, les villages peuvent se regrouper. Ainsi trois villages ont divisé leur zone de pêche en 9 territoires qui sont exploités par rotation par 9 groupes de pêcheurs ; chaque groupe est composé de 10 pêcheurs. Dans ces zones, le nombre de jours de pêche est déterminé de manière à  assurer la pérennité de la ressource. Plus le nombre de pêcheurs est élevé dans les villages et les groupes, moins il y a de jours de pêche pour chacun. Dans certains villages, les pêcheurs ne disposent que de 2 jours de pêche par mois, plus souvent ce sont deux jours par semaine. Malgré les contraintes, le système est légitimé par les pêcheurs qui ont l’habitude de dire qu’un pêcheur peut abandonner sa femme mais jamais ses droits de pêche. Cependant face à  la diminution des ressources disponibles, à  la fois pour la communauté et pour chaque pêcheur, le système a dà’ évoluer. Auparavant personne n’avait le droit d’exercer une autre activité sous peine de perdre ses droits. Aujourd’hui, un pêcheur dispose de la possibilité de chercher un autre travail pendant un an en ayant l’assurance de conserver ses droits s’il doit revenir à  la pêche. Comme les revenus de la pêche sont de plus en plus faibles, les pêcheurs doivent chercher d’autres activités comme journaliers, mais ces emplois sont rares et il est impossible de conserver ses droits de pêche en exerçant une activité éloignée du village. Certains pêcheurs possèdent des sennes de plage qui nécessitent jusqu’à  70 personnes pour les manœuvrer, d’autres pêcheurs de la même communauté doivent maintenant se résoudre à  devenir journaliers avec ces sennes alors que le salaire est très faible. L’attachement des pêcheurs au système Padu est assez paradoxal parce que les pêcheurs des autres villages ont souvent des revenus plus élevés et subissent moins de contraintes. Les pêcheurs adhérents au système Padu préfèrent vivre plus pauvrement mais conserver une meilleure cohésion de leur communauté.

Source : Down to earth décembre 1993

Source : Down to earth décembre 1993

Pour les pêcheurs, l’intérêt du Padu n’est pas seulement de garantir leurs droits de pêche, il leur assure aussi la reconnaissance sociale au sein de la communauté, un statut, des relations. Le système a également permis une organisation des villages concernés qui assure la défense des communautés contre les autres groupes, les menaces sur l’environnement et la préservation de l’autonomie des villages face à  l’Etat. L’intérêt du Padu n’est pas seulement économique, il est aussi social et politique, dans des villages qui fonctionnent en autonomie par rapport au pouvoir, où la justice est rendue par les institutions villageoises, sans recours à  la justice officielle. Mais la situation devient cependant de plus en plus difficile face à  l’explosion de la pauvreté et du sous-emploi qu’implique le système.

Les femmes exclues du système*

Si le Padu recherche l’équité entre les hommes, les femmes en sont totalement exclues. Elles ne peuvent en bénéficier que par leur mari ou leur fils. Si une femme perd son mari et reste sans garçon, la famille perd ses droits de pêche. Elle conserve la maison et son terrain par héritage, mais elle ne peut acquérir aucune autre propriété dans le village. Elle doit donc vendre son matériel de pêche et perd aussi l’accès au poisson pour la vente, tâche traditionnellement dévolue aux femmes. Les femmes ne participent pas à  l’assemblée des pêcheurs, ni à  celle du village, elles n’ont donc aucune information si elles n’ont ni mari, ni fils. En cas de cyclone, lors de la distribution des aides, elles n’ont droit à  rien, ce sont les anciens qui décident de la répartition.

Plus gravement, cette exclusion s’étend aussi à  l’accès à  l’eau potable qui est déterminé par le nombre de mâles dans la famille. Une femme veuve et sans garçon, ne peut bénéficier que d’un seul seau d’eau, insuffisant pour les besoins quotidiens. Elle ne peut compter que sur l’éventuelle générosité de voisines mieux pourvues. L’avenir des femmes se joue donc souvent à  l’extérieur du village, mais leurs possibilités sont limitées par leur faible niveau d’éducation. Les femmes sont conscientes de la nécessité de faire évoluer ces cadres communautaires, mais elles ne disposent pas de l’organisation nécessaire pour bousculer les traditions, comme cela est le cas au Sud du Tamil Nadu, avec SNEHA qui mobilise 12 000 femmes des communautés de pêcheurs.

La gestion des ressources est une construction sociale

La gestion des ressources n’est pas le premier objectif de ce mode de gestion communautaire, il s’agit d’abord d’assurer la cohésion du groupe et le bien-être global de chaque pêcheur au-delà  de ses revenus. Une gestion équitable et durable des ressources en découle. Mais le système est-il capable de répondre au défi de la croissance de la population et de ses besoins ? Les réponses se trouvent pour une partie au moins de la communauté, en dehors du village et de la pêche. Les tensions sont de plus en plus vives au sein du village et la différenciation sociale s’accentue par exemple entre les détenteurs de sennes de plage et ceux qui n’en possèdent et deviennent des journaliers auprès de ces patrons.

L’avenir de ces communautés ne dépend pas d’elles seules car la pression du changement climatique, de la pollution, des demandes de l’industrie, des villes est de plus en plus forte. La forte légitimité du système auprès des pêcheurs et la cohésion des villages fondée sur la caste ont permis jusqu’à  présent de résister.

Les pêcheurs ont une perception claire de la réalité des ressources, mais ce ne sont pas des injonctions venant de l’extérieur, perçues comme illégitimes, qui garantissent le maintien d’une gestion durable, c’est la résilience de leur organisation collective et sa capacité à  répondre aux nouveaux défis. Par ailleurs la responsabilité de ceux qui sont extérieurs à  ces communautés est d’abord de respecter leurs droits et d’assurer que la dégradation de l’environnement provoquée par les méfaits du développement soit combattue.

Sources :
Film « Voices of Fishers ‘, interview d’un couple de pêcheurs du lac Pulicat, ICSF, 2012.
The salt of the sea, in Down to Earth, 31 décembre 1993.
Sarah Coultard, Staying or breaking out ? Analysing the legitimacy of customary tenure (Padu) in India using a wellbeing framework. in Building sustainable governance, Institute of Development Studies, 2009
SNEHA, Memory Lane, 2009, 86 p.

 Alain Le Sann – septembre 2013

* NDLR : Dans le cas méditerranéen, les femmes (ou autres vendeurs) qui vendent souvent le poisson de leur mari ne font pas partie des prud’homies car elles n’interviennent pas directement dans l’activité de pêche et sa règlementation. Ajoutons que ces femmes ou autres vendeurs, quelle que soit leur région (méditerranéenne, atlantique, Manche), n’ont acquis que très récemment un statut juridique français pour leur travail. La prud’homie qui fonctionnait comme un système mutualiste bien avant la mise en place de systèmes sociaux prévoit une aide pour les veuves (et les orphelins), et les archives prud’homales mentionnent des postes de pêche alloués annuellement aux veuves et occupés par des marins pour leur compte (notamment des postes de pêche dans les étangs). On peut se demander si ce fonctionnement aurait cours dans un contexte de grande pauvreté générale.

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