Soles en Solde

sole

Article sur le site du Collectif Pêche et Développement

–          Allo Capitaine !

–          Oui !

–          Ici, Vincent Lemoine, responsable de la plateforme d’achats des Grands Magasins du Centre.

–          Oui, Bonjour !

–          Avez-vous des soles ?

–          Oh ! Que oui ! Pour l’instant trois tonnes. Attendez, ça va faire trois tonnes quatre avec le trait qui arrive.

–          Vous les avez déjà  vendues ?

–          Non ! Ce n’est pas le genre de la maison. On vend quand on a pêché et mis à  quai. Pas avant. Je ne sais jamais ce que j’vais pêcher. Je n’ai pas l’habitude de vendre ce que je n’ai pas en cale.

–          Et vous rentrez quand ?

–          J’ai prévu, vendredi à  La Rochelle. Il y a la communion de ma dernière dimanche

–          Vendredi ? Non ça ne va pas !

–          Comment ?

–          Je disais que vendredi ce n’est pas possible. Vos 3,4 tonnes de soles, je prends tout. Mais il me les faut mercredi matin à  9h, à  Saint Nazaire. J’ai un camion frigo qui passe dans le secteur.

–          J’suis sur un bon coup, comme il y a longtemps  que je n’en avais plus trouvé un. En vingt quatre heures j’suis certain d’en pêcher encore une tonne et demie Et puis, Mercredi ? C’est demain !

–          Oui, et alors ?

–          Je suis à  la clinique, ça fait un bout !

–          Quoi ? A la clinique ? Qu’est-ce que vous me racontez ? Vous n’êtes pas en mer ?

–          Mais si. Ne vous inquiétez pas si vite. La « Clinique », pour nous c’est comme Verdun, un peu plus haut dans le nordet. C’est souligné en rouge sur nos cartes. Ici, c’est du petit corail. Ne vous émoustillez pas, on n’en fait pas des bijoux comme les Corses, de celui-ci. Mais ce maudit petit corail, il nous met nos chaluts à  poil. On revient tout de même dans les parages car les soles s’y plaisent apparemment. « Verdun » détruit autant nos chaluts. C’est un convoi militaire qui a été coulé en 16. Dans les deux zones il y a du poisson, mais j’vous dis pas le matériel qu’on y perd et

–          Oui, oui, je comprends. Bon c’est d’accord ? Demain matin à  Saint Nazaire ?

–          Ca ne m’arrange pas.

–          A vous de savoir. Nous faisons trois jours de « Poisson en folie », à  partir de vendredi dans quinze magasins de la région. De la sole j’en trouverai toujours, quitte à  prendre de la néerlandaise. On a déjà  travaillé ensemble, alors je croyais mais si vous ne voulez pas

–          Ouais. Je connais vos litanies : « bientôt, il n’y aura plus que nous et nos superbes rayons de marée fraîche. Tous les petits poissonniers des villes auront disparu. Nous nous souviendrons des pêcheurs qui auront bien voulu travailler avec nous » Et vous ajouterez si vous pensez que je n’ai pas compris :  » Aujourd’hui, vous allez trouver à  les vendre vos soles, mais en janvier, février quand ça donne le plus et que le consommateur boude le poisson, vous serez bien contents de trouver la grande distribution » Parce que vous avez la diplomatie commerciale, vous ne me le direz pas comme cela. Quels que soient vos mots, ça reviendra au même. Vous croyez que j’ai le choix ? Vous m’la  payez combien ?

–          Rungis en a ce matin à  30 francs. Pour ma promotion je la veux à  23 les grosses, 22 les petites.

–          Combien ?

–          Vous m’avez bien entendu. 23 les grosses. Et ne vous plaignez pas comme d’habitude. Ne jouez pas les miséreux. Je vous prends tout, les grosses et les petites. Pas trop de petites tout de même. Vous exagérez avec vos chaluts à  chaussette, vous allez vider la mer. Vous détruisez tout

–          Attendez ! Parmi mes quelque sept mille soles, je vous mets au défi d’en dénicher une seule au-dessous de la taille légale. Cela dit, c’est vrai que les chaussettes retiennent les plus petites et je n’approuve pas les collègues qui pêchent avec ces engins. Mais vous semblez bien connaître ces « sous-taille ». Croyez-vous sérieusement que les pêcheurs prendraient autant de risques, s’il n’y avait personne pour acheter dans des conditions que vous connaissez mieux que moi ces captures frauduleuses et destructrices ?

–          Vous avez réponse à  tout !

–          J’essaie seulement de faire correctement un métier que j’aime et pouvoir retourner à  la mer demain, l’année prochaine et

–          Bon je prends tout. Mais faites-moi un tri sérieux.

–          Parce que dans vos rayons vous n’allez pas tout remélanger ?

–          Vous savez peut-être pêcher. Nous savons vendre.

–          Vous appelez cela vendre ?

–          Alors vous me les vendez vos soles ?

–          Dites-moi ce que je peux faire ?

–          Une autre fois si vous voulez. Aujourd’hui je suis pressé.

–          Et mes daurades roses et mes merlus ?

–          Capitaine, vous plaisantez ! Je vous ai bien précisé qu’il s’agissait d’une vente promotionnelle de soles : « Soles en solde », c’est beau, non ? Vos daurades et merlus, une autre fois peut-être, si vous êtes compréhensif.

–          Vous avez dit combien ?

–          23 francs ! C’est curieux comme il y a des chiffres qui passent mal en mer !

–          Vous deviez tout de même aller jusqu’à  25 !

–          Je suis pressé, Capitaine. Soyons sérieux. C’est d’accord ?

–          Faut bien.

–          Allez. A demain. Bon Vent ! Pardon, j’oubliais, vous ne voyez pas d’inconvénient à  ce qu’on affiche la photo de votre bateau, la vôtre et celle de votre équipage au dessus de nos étals ? Ca va vous faire une sacrée publicité. Au fait, vous n’êtes pas candidat aux prochaines cantonales ? On m’a dit que vous aviez la cote, pas seulement sur la côte. D’accord pour les photos ?

–          S’il vous plaît, pas de pommade. Non, je ne suis pas candidat et ne suis pas prêt de l’être. La mer me suffit. Pour les photos, vous savez on n’est pas à  cela près. Vous ne voulez pas aussi la photo Sapristi, de sapristi, je deviendrais grossier.

–          Pour les photos, on déduira cent kilos. Ne vous plaignez pas, on a trouvé un bon labo qui nous fait des conditions

–            et que vous paierez avec le reste des petites soles

–          Vous êtes sévères, vous les pêcheurs, bientôt pires que les paysans. Tout de même ces soles

–          elles ne nous coà’tent rien, comme a dit un jour un de vos grands patrons Nous puisons dans ce patrimoine commun de l’Humanité que sont les mers et les océans. Nous n’avons pour les gagner que notre matériel, notre temps et parfois notre vie à  donner. Ca vous va ?

–          Bon vent !

–          Bonne Vente !

–          Non, Joseph, on ne refile pas. On embarque les planches. On rentre à  Saint-Nazaire. Eh oui, c’est comme ça. Cela ne t’arrange pas, ni Jojo. André et Jacky s’en moqueront, mais tu vas entendre Jean-Pierre hurler

–          Bonjour Anne. Ca va ?

–          Oui, ça va. Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne m’appelles jamais en début d’après midi. Tu as de la chance de me trouver à  la maison.

–          Ah ?

–          Ne sois pas stupide ! Raconte plutôt. Il y a un problème ?

–          Non. Enfin si l’on veut

–          Oh ! Quand ça commence comme ça

–          Tu n’as qu’à  me laisser t’expliquer.

–          Je t’ai demandé s’il y avait un problème. T’es en bonne santé, tes matelots aussi ? Vous êtes toujours à  bord de Véjona ?

–          Je rentre à  Saint-Nazaire. Les Grands Magasins du Centre me prennent toutes mes soles. On en a trois tonnes quatre, et des belles, tu verrais. Les gars ont le sourire. On a chaluté dans des conditions idéales. Juste un peu de vent pour tenir la mer propre. Que du pur dans la poche. Des daurades et de beaux merlus, pas du « chon », en plus. Pas de faux poissons, pas d’avaries

–          Non mais, qu’est-ce qui t’arrive ? T’es jamais si bavard quand t’appelles de mer !

–          Alors plains-toi.

–          Non, mais j’attends la suite Tu dois livrer quand à  Saint Nazaire ?

–          Demain matin, mercredi.

–          Ah  voyez-vous ça !

–          Bah quoi ?

–          Et tu repartiras quand ?

–          Tu sais compter.

–          Quand ? J’ai peur de te voir venir.

–          Samedi matin. Normalement, ça serait vendredi soir, mais tu sais bien que pas plus moi, que Joseph et les autres on n’aime reprendre la mer un vendredi.

–          Samedi matin. Et dimanche alors ? Et la communion de ta fille ?

–          Je sais, bordel ! Je sais. Tu vas lui expliquer. Dis tu vas bien lui expliquer. Dis S’il te plaît. Tu crois que c’est facile aussi pour moi. Tu crois que je suis heureux, tu croisEt puis, moi la religion, les temples, mosquées ou églises

–          C’est pour cela que t’as une statue de la Sainte Vierge, bien au milieu de ta timonerie, juste devant tes cartes. Que tu la regardes combien de fois par marée ? Qu’tu lui fais les yeux doux. Et qu’à  chaque Rameaux tu lui r’mets une branche de buis nouveau qui a été aspergée d’eau bénite ?

–          C’est la tradition. C’est autre chose. Tant que je serai à  bord personne n’y touchera.

–          Mon pauvre Yvon. Faut-y que les femmes de marins soient particulières. T’as de la chance tu sais.

–          Profitons-en alors !

–          Quoi encore ? Ce n’est pas tout pour aujourd’hui ? Tu ne crois pas que j’ai ma dose ?

–          En plus des soles, je t’ai dit que j’avais de belles daurades et de superbes merlus.

–          Oui, et j’ai même cru comprendre que tes charmants acheteurs n’en voulaient pas.

–          Et alors ?

–          Et alors, c’est Anne qui va devoir les vendre tes daurades et tes merlus.

–          Cette façon que tu as de comprendre ce que je n’ai pas encore dit ! Tu me feras toujours rire.

–          Heureusement que tu sais me faire rire à  d’autres moments. Raconte.

–          Passe à  la Coop. Vas directement à  la cour de marée. Ne t’adresse surtout pas à  Yannick, celui-ci il nous chercherait encore des poux dans la tête. Vois Joêl. Tu lui expliques la situation sans rien lui cacher. Il va s’arranger. Il sait la situation du marché du poisson. La prochaine fois, les soles seront pour lui. Qu’il envoie une camionnette

–           Sans rien lui cacher ? Même le prix auquel il a dà’ te les escroquer ? Combien ?

–          23 F. Ne lui parle pas des photos, je t’expliquerai.

–          Décidément tu me feras tout faire

–          Tu viens demain à  Saint Nazaire. Amène Nathalie. On va bien trouver à  lui acheter un beau cadeau en plus. On poussera jusqu’à  Nantes, s’il le faut. Allez ne m’en voulez pas. Tu sais bien Toi, Anne. Une grosse bise à  Tous.

Ma photo au-dessus de mes soles ! Si encore leurs clients voyaient leurs yeux bleus et verts quand elles sortent de la mer. Comment elles se tordent et se redressent. S’ils sentaient leur peau, si douce alors S’ils savaient nos sueurs, nos craintes et nos espoirs S’ils avaient nos faims

 Bon Vent  !… Bonne vente !…

Serge Lucas (Hoedic 1994)

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