Etats-Unis : les rentiers du poisson, capital naturel

Bulletin Pêche et Développement n°137 fév 2017

Article d’Alain Le Sann

THE FISH MARKET« Depuis 20 ans, le Collectif Pêche & Développement s’est clairement opposé à  la gestion des pêches par des Quotas individuels transférables (QIT). Après plus de 20 ans de mise en œuvre aux états-Unis, il est possible d’en analyser les effets. C’est le travail d’enquête approfondi qu’a mené une journaliste américaine, Lee Van Der Loo, elle en rend compte dans un livre publié en novembre 2016 : une plongée dans un monde où les dollars comptent plus que les poissons, une parfaite illustration des effets de la gestion financière du capital naturel. L’auteur analyse les forces qui ont mis en place et promu ce mode de gestion. Elles sont aussi de plus en plus présentes en Europe.

Une cabine de yacht sur un bateau de pêche

… Pour louer, un propriétaire de quotas doit être lui-même propriétaire d’une partie au moins du bateau ou présent sur le bateau. Ces pêcheurs sont trop âgés pour pêcher, mais pas trop pour passer des vacances sur un bateau de pêche, à  condition qu’il soit aménagé pour cela. La location représente 65 à  70% de la valeur de la capture, l’équipage ne reçoit donc que des miettes. Les patrons doivent attirer les propriétaires de quotas par des aménagements luxueux sur leur bateau. Pour cela, ils aménagent une cabine avec sauna, grand écran, etc, pour le confort du rentier. Parfois, il faut même en embarquer quatre pour disposer de suffisamment de quotas et payer le voyage en avion depuis le lieu de retraite dorée des rentiers. 50% du flétan pêché en Alaska est aujourd’hui propriété de ces rentiers… Le poisson est devenu un capital financier et ce sont des rentiers ou des investisseurs qui touchent le gros lot sans rien faire en ayant capté à  leur seul profit une ressource publique, avec l’appui enthousiaste de nombreux écologistes. On sait pourtant qu’une bonne organisation collective avec des quotas qui restent dans le domaine public peut être tout aussi efficace, sans créer des rentes indécentes. Ce modèle s’est malheureusement généralisé sur les côtes américaines.


Golfe du Mexique, les barons du vivaneau

… Depuis 2007, suite à  un effondrement des stocks mal gérés et convoités à  la fois par les pêcheurs et les amateurs, un système de QIT a été mis en place et les quotas attribués en fonction des antériorités de captures. Les patrons de pêche sont devenus propriétaires d’un capital poisson qu’ils peuvent transmettre à  leurs héritiers ou vendre à  des hommes d’affaires, avocats ou société d’investissements. Un tiers d’entre eux ne pêchent plus et se contentent de louer leurs quotas à  des patrons de pêche, devenant ainsi des rentiers, parfois millionnaires. Un propriétaire dispose de 5,5% du Total Autorisé de Captures (TAC), ce qui représente un potentiel de 1,6 millions $…

Walmart, EDF et les fonds d’investissements

Ce système de vol légal d’un bien public et commun ne sera pas remis en cause car il bénéficie d’un soutien du gouvernement fédéral et de puissants lobbies qui défendent la généralisation des QIT aux Etats-Unis. Ces lobbies sont financés par de grosses fondations comme la Walton Family Foundation, famille propriétaire de Walmart, la plus grande entreprise mondiale de distribution. On y trouve également la fondation Charles Koch (pétroliers réactionnaires), les fondations Packard et Moore et bien d’autres encore. Ce sont donc des sommes colossales qui sont dépensées pour généraliser ce mode de gestion des pêches. La mise en œuvre est surtout assurée par l’ONGE Environmental Defense Fund (EDF) qui reçoit cet argent pour promouvoir les QIT et le label Marine Stewarship Council (MSC). Les autres ONGE ont renoncé pour la plupart à  dénoncer cette politique tant les moyens mis en œuvre et leur impact sont démesurés. Ils financent des emplois de lobbyistes qui assurent une présence permanente dans les organismes de gestion, des déplacements de pêcheurs pour convaincre les politiques, des financements d’organisations de pêcheurs favorables aux QIT, surtout s’ils ont une belle image de petits pêcheurs, ils ont l’appui des chefs les plus connus aux Etats-Unis. EDF a placé une de ses vice-présidentes, Jane Lubchenco, à  la tête de la NOAA, qui gère les océans ; elle a donné une nouvelle impulsion aux QIT sous le premier mandat d’Obama. Cet engagement d’EDF a été planifié par un lobbyiste bien introduit à  Washington, David Festa, qui a pris la tête du programme océans d’EDF et s’est donné pour objectif de multiplier par 4 la valeur des débarquements aux Etats-Unis en attirant des investisseurs privés par des promesses de rendements mirifiques…

Privatiser le poisson dans le monde entier.

EDF, lobby américain, n’intervient pas seulement aux Etats-Unis. Elle a un programme de promotion de la privatisation des pêches sous diverses formes, ciblant des pays »clés. Ils ont expérimenté leur politique au Belize avec d’autres fondations (Oak) et ONGE (TNC), qui ont pris le contrôle des pêcheurs de ce micro-pays pour en faire un modèle. Ils ont ainsi privatisé la langouste. Ce programme international est lui aussi soutenu par la fondation Walton, sans compter, la fondation Rockefeller ou Bloomberg. Parmi les pays cibles, le Chili, où une organisation de pêcheurs artisans a cédé aux sirènes américaines. Le Pérou et le Brésil sont également bien sollicités pour suivre les directives des ONGE américaines ; en Asie, l’Indonésie est une cible privilégiée, mais le Japon et les Philippines ne sont pas oubliés. En Europe, la pression pour généraliser les QIT a été insuffisante pour qu’elle soit inscrite dans la réforme de la PCP, mais depuis, EDF a financé des programmes importants, notamment en Suède, avec l’appui de l’organisation des pêcheurs, du gouvernement et d’écologistes, comme Isabella Là¶vin, ministre et ancienne députée verte au Parlement Européen. En janvier de cette année, les QIT sont entrés en vigueur en Suède pour la pêche hauturière. EDF travaille main dans la main avec le WWF en Espagne et en Grande-Bretagne. Ils ont l’appui d’une organisation de pêcheurs en Ecosse. Pour mettre le pied en France, ils interviennent en Manche dans le conflit de la coquille St Jacques en finançant des rencontres entre pêcheurs, une manière anodine de mettre le pied dans la porte. Enfin, EDF est maintenant très écouté par le commissaire européen Karmenu Vella. En France, la même politique que celle de la fondation Walton est mise en place par Carrefour en lien avec le WWF pour tenter de généraliser le MSC…

Ce contenu a été publié dans Pêche: Gestion, Politique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.